La conquête des Cantons de l’Est : premier arrivé, premier servi 

Début de la lettre circulaire de Mgr l’Évêque de Sherbrooke sur la colonisation, Sherbrooke le 27 décembre 1880

Par Serge Patry, bénévole du Centre d’archives Mgr-Antoine-Racine

« La colonisation est une œuvre nationale qui a droit au concours généreux de tous ceux qui aiment sincèrement leur pays et qui sont fortement attachés à leur nationalité », déclare Mgr Antoine Racine, fervent nationaliste, dans sa lettre circulaire sur la colonisation le 27 décembre 1880[1]. Pour lui, l’année 1880 est à marquer d’une pierre blanche, car en plus de l’initiative du diocèse de Sherbrooke, ceux de Montréal et de Québec mettent également en place une société de colonisation en conformité avec l’Acte des sociétés de colonisation afin d’amener des colons au nord et au sud du fleuve Saint-Laurent. Mgr Racine espère entre autres inciter les jeunes gens à « s’établir dans les Cantons de l’Est et à ne pas s’exposer à perdre leur foi, leurs mœurs et leur santé dans les chantiers ou les manufactures des États-Unis ».

La Société de colonisation de la cité de Sherbrooke souhaite favoriser le mouvement de colonisation chrétienne dans la région des Cantons de l’Est où la population anglo-protestante est omniprésente. Mais elle doit agir sans tarder, car on appréhende qu’il se forme des compagnies anglaises ayant le même but et qu’elles prennent une option sur des territoires convoités par la société de Mgr Racine, pouvant contrecarrer du coup ses plans de colonisation. D’ailleurs dans une lettre adressée à l’abbé Hubert-Olivier Chalifoux, Ernest Gagnon, secrétaire au Département de l’Agriculture et des Travaux publics fait part de sa conversation avec Adolphe-Philippe Caron, le futur ministre de la Milice du Canada qui entretient certains liens avec des dirigeants de compagnies britanniques, lui disant amicalement « qu’il devait garder tout son temps et toute son influence pour ses nationaux et qu’il pouvait être sûr que son alliance pour coloniser les Cantons de l’Est par des colons importés serait mal vue de plusieurs de ses amis »[2].

Résolution adoptée le 8 mars 1881 par le conseil d’administration de la Société de colonisation de la cité de Sherbrooke, P1081/1.16

Donc, le 10 mars 1881 au lendemain de sa reconnaissance officielle, la Société de colonisation de la cité de Sherbrooke fait une demande en bonne et due forme pour réserver exclusivement des lots des townships de Louise et de Ditchfield du comté de Compton dans le district de Saint-François afin d’y établir des colons[3]. Mais la demande arrive trop tard, les lots demandés sont déjà retenus et payés par M. Stockwell au nom de la Dominion of Canada Land Colonization Company. Ayant eu vent d’une assemblée des directeurs d’une certaine Compagnie des Terres de la Puissance et de la Colonisation, l’abbé Chalifoux demande à M. Gagnon si cette compagnie et celle de M. Stockwell ne font qu’une, mais surtout si elle est protestante. M. Gagnon confirme que c’est une seule et même compagnie, tout à fait britannique, et que le nom français ne sert que de paravent pour attirer des investisseurs

Finalement, le Département des Terres de la Couronne réserve à la société de Mgr Racine tous les terrains vacants appartenant à la Couronne dans le Canton de Woburn, en vertu de l’Acte des sociétés de colonisation 32 Victoria, chapitre XIV, le tout étant officialisé le 18 avril 1881. M. Jérôme-Adolphe Chicoyne[4], un des administrateurs de la société, avait préalablement acheté pour le compte d’une société franco-canadienne 5 000 acres de terre dans ce comté, ce qui permettra aux deux sociétés d’occuper une bonne partie du territoire au détriment des Anglais.

Références

Fonds de la Société de colonisation du diocèse de Sherbrooke, P1081/1 Documents historiques et constitutifs.

Mandements, lettres pastorales, circulaires et autres documents publiés dans le diocèse de Sherbrooke. Tome deuxième, depuis le 1er septembre 1878 jusqu’au 1er juin 1886, Sherbrooke, 1886.

BEAULIEU, Denis. Jérôme-Adolphe Chicoyne (1844-1910) : avocat, journaliste, agent d’immigration et de colonisation, entrepreneur, développeur, maire, député, Sherbrooke, pdg.beaulieu, 2012, Coll. « J’ai souvenance », 198 p.


[1] Selon Mgr Racine, la nationalité est l’alliance indissoluble d’un peuple avec un territoire. Mandements, lettres pastorales, circulaires et autres documents publiés dans le diocèse de Sherbrooke, « Lettre circulaire de Mgr l’Évêque de Sherbrooke sur la colonisation, Sherbrooke le 27 décembre 1880 », Vol. II, No. 19.

[2] Lettre personnelle de M. Ernest Gagnon à l’abbé Hubert-Olivier Chalifoux, P1081/1.23.

[3] Résolution adoptée le 8 mars 1881 par le conseil d’administration de la Société de colonisation de la cité de Sherbrooke, P1081/1.16.

[4] Jérôme-Adolphe Chicoyne (1844-1910) s’implique dans la société de Mgr Racine pour contrecarrer l’action de compagnies de colonisation britanniques dans la région du Lac Mégantic, plus précisément dans le canton de Woburn. Denis Beaulieu, Jérôme-Adolphe Chicoyne (1844-1910) : avocat, journaliste, agent d’immigration et de colonisation, entrepreneur, développeur, maire, député, Sherbrooke, pdg.beaulieu, 2012, p.50.